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Grâce à Maxine, j’avais des vêtements propres qui sentaient bon pour aller travailler. Mais il fallait encore que j’aille m’acheter une paire de chaussures chez Payless. D’habitude, j’investis un peu dans les pompes – normal quand on a un job où on passe sa vie à courir. Mais je n’avais plus le temps d’aller à Clarice, où se trouvait le seul bon magasin de chaussures du coin, encore moins de pousser jusqu’au centre commercial de Monroe.
Quand je suis arrivée au bar, Sweetie Des Arts est sortie de la cuisine pour m’embrasser. Même le garçon de salle a bredouillé, en regardant ses pieds, qu’il était désolé pour moi. À la fin de leur service, Holly et Danielle – alias « les siamoises » – qu’on venait remplacer, Arlène et moi, m’ont souhaité que « tout s’arrange pour moi » en me tapotant l’épaule.
À peine arrivée, Arlène m’a glissé à l’oreille :
— Tu crois que le beau Dennis Pettibone va venir ?
Pourquoi la contrarier ?
— Bien sûr, puisqu’il l’a dit.
— Il doit toujours être en déplacement, a-t-elle enchaîné d’une voix songeuse. Je me demande où il vit...
— Il m’a donné sa carte de visite. Il vit à Shreveport. Maintenant que j’y repense, il m’a même raconté qu’il s’était acheté une petite ferme juste à la sortie de la ville.
Arlène a plissé les yeux, l’air soupçonneux.
— Vous avez eu tout le temps de faire connaissance, on dirait...
Je m’apprêtais déjà à lui rétorquer que ce type était un peu vieux pour moi, mais je me suis ravisée à temps. Arlène s’accrochait à ses trente-six ans depuis trois bonnes années : ça n’aurait peut-être pas été très délicat de ma part...
— Oh ! Il bavardait comme ça, histoire de me faire la conversation pendant qu’il inspectait la maison, ai-je affirmé d’un ton détaché. Il m’a demandé depuis combien de temps je travaillais avec toi et si tu avais des gosses.
— Ah, oui ? a-t-elle minaudé, un sourire jusqu’aux oreilles. Tiens donc !
En passant entre les tables pour prendre son poste en salle, elle avait, dans la démarche, quelque chose de sautillant et de guilleret que je ne lui avais pas vu depuis un moment.
J’ai tout de suite attaqué le boulot, moi aussi. Et je n’ai pas chômé : il fallait bien que je mette les bouchées doubles, puisque j’étais constamment interrompue. Je savais qu’à la première occasion, la ville s’enflammerait pour le prochain truc un peu inhabituel qui défraierait la chronique et que l’incendie de ma maison serait éclipsé, mais, pour l’heure, c’était l’événement du siècle et le sujet de conversation favori de tous les clients du bar.
Pour couronner le tout, Terry s’était un peu laissé déborder, ce jour-là, et avec Arlène, on a été obligées de donner un coup de collier pour rattraper les petites corvées quotidiennes dont il s’était dispensé. Sam n’y verrait que du feu. Après tout, ce n’était pas plus mal : au moins, j’étais trop occupée pour avoir le temps de m’apitoyer sur mon sort.
Je planais un peu, après ma courte nuit, mais j’ai réussi à assurer jusqu’à ce que Sam s’encadre dans la porte, derrière le comptoir, et m’appelle dans son bureau.
J’avais bien vu, en passant, deux personnes s’arrêter à sa table pour lui parler, mais je n’avais pas fait très attention à eux. Je me souvenais vaguement d’une petite femme boulotte d’une soixantaine d’années qui marchait avec une canne et d’un type aux cheveux bruns avec un nez pointu et des sourcils broussailleux qui donnaient un peu de caractère à son visage plutôt insignifiant. Il me rappelait quelqu’un, mais qui ?
— Sookie ! J’ai des gens, là, dans mon bureau, qui aimeraient s’entretenir avec toi deux minutes.
— Des gens ?
— La mère de Jeff Marriot et son frère jumeau.
— Ô Seigneur !
Voilà à qui ressemblait le mec aux sourcils broussailleux : au cadavre dans ma cour !
— Qu’est-ce qu’ils me veulent ?
— D’après eux, Jeff n’avait strictement rien à voir avec la Confrérie. Ils ne comprennent pas ce qui lui est arrivé.
— Mais pourquoi s’adresser à moi ? ai-je protesté d’une voix un brin geignarde.
Nerveusement parlant, j’étais déjà au bout du rouleau.
— Ils veulent juste... comprendre. Ils sont en deuil, Sookie.
— Moi aussi, ai-je grommelé. J’ai perdu ma maison.
— Et eux, leur fils et frère.
J’ai fusillé Sam du regard.
— Pourquoi je leur parlerais, d’abord ? lui ai-je lancé, plutôt agressive, à présent. Qu’est-ce que tu attends de moi exactement ?
— Il faut que tu écoutes ce qu’ils ont à te dire.
Il y avait quelque chose de définitif dans son ton : il n’allait pas essayer de me convaincre davantage et il ne me donnerait pas plus d’explications. En clair, c’était à moi de décider.
Comme j’ai confiance en Sam, j’ai accepté.
— Je leur parlerai à la fin de mon service.
J’espérais bien qu’ils seraient partis d’ici là. Mais, quand j’ai jeté mon tablier dans la grande poubelle destinée au linge sale, les Marriot attendaient toujours, bien sagement assis dans le bureau de Sam.
Puisqu’on était désormais face à face, j’ai regardé les Marriot d’un peu plus près. Mme Marriot était dans un triste état : elle avait le teint terreux et le corps complètement avachi, comme si elle portait sur ses épaules toute la misère du monde. Elle avait tellement pleuré que ses lunettes en étaient tout embuées, et elle serrait dans ses poings fermés des boules trempées de mouchoirs en papier. Quant à son fils, il semblait carrément éteint, le visage totalement inexpressif. Il avait perdu son frère jumeau – une moitié de lui-même – et il émanait de lui un tel déferlement de douleur et de désarroi que je craignais de m’y noyer.
— Merci d’avoir accepté de nous parler, a-t-il cependant réussi à articuler d’une voix sans timbre.
Il s’est levé de sa chaise pour me serrer la main avec une raideur d’automate.
— Je suis Jay Marriot, et voici ma mère, Justine.
Ils avaient une lettre fétiche, dans cette famille ?
C’était leur porte-bonheur, le J, ou ils n’avaient pas fait exprès ? Bon, d’accord, vu les circonstances, c’était peut-être une pensée un peu déplacée.
Je ne savais pas quoi dire. Je ne pouvais quand même pas prétendre que j’étais désolée que leur fils et frère ait connu une fin si tragique, alors qu’il avait essayé de me tuer ! Il n’existait pas de règle pour ce genre de cas, dans les manuels de savoir-vivre. Même ma grand-mère aurait donné sa langue au chat.
— Mademoiselle Stackhouse, aviez-vous déjà rencontré mon frère ?
— Non.
Sam m’a pris la main. Les Marriot occupant les deux seules chaises de la pièce, Sam et moi nous tenions côte à côte, en appui contre son bureau. J’espérais que sa jambe ne le faisait pas trop souffrir.
— Pourquoi aurait-il mis le feu à votre maison ? Il n’avait jamais eu d’ennuis avec la police. Il n’avait jamais rien fait de mal.
C’était la première fois que Justine ouvrait la bouche. Elle avait la voix éraillée, comme quelqu’un qui a beaucoup crié, et à moitié étouffée par les larmes. C’était presque une supplique. Elle me demandait de lui dire, de grâce, que ce n’était pas vrai, que ce n’était pas possible, ce qu’on racontait de son petit.
— Croyez bien que je n’en ai aucune idée.
— Pourriez-vous nous raconter comment ça s’est passé ? Sa... hum... mort, j’entends.
J’ai senti la colère monter brusquement en moi. Qu’est-ce qu’ils espéraient ? Que j’allais prendre des gants, leur parler doucement, avec tact et sollicitude, peut-être ? Non, mais qui est-ce qui avait failli mourir, dans l’histoire ? Qui avait failli se retrouver à la rue ? Qui se serait trouvé au bord du gouffre, criblé de dettes, si la chance ne lui avait pas miraculeusement donné les moyens de faire face, financièrement parlant ? Je tremblais presque de rage. Sam m’a lâché la main pour m’entourer les épaules d’un bras protecteur. Il avait senti la tension qui me nouait le ventre.
Je me cramponnais à ce qui me restait de bon cœur – si tant est que j’en aie jamais eu – du bout des ongles. Mais je n’ai pas craqué.
— C’est une amie qui m’a réveillée, ai-je expliqué. Quand nous sommes sorties, nous avons trouvé le vampire qui loge chez mon voisin – qui est lui aussi un vampire – près du corps de M. Marriot. Il y avait un jerrican d’essence pas loin. Le médecin qui est venu constater le décès a dit qu’il avait de l’essence sur les mains.
— Mais comment est-il m... mort ? a demandé la mère d’une voix chevrotante.
— Le vampire l’a... euh... mis hors d’état de nuire.
— Il l’a mordu ?
— Non, il... Non, il ne l’a pas mordu.
— Alors, comment ? a insisté Jay, qui lâchait un peu de sa propre fureur comme une Cocotte-Minute sa vapeur.
— Il lui a brisé la nuque, je crois.
— C’est ce que le shérif nous a dit. Mais on se demandait s’il ne nous cachait pas quelque chose...
Oh ! Pour l’amour du Ciel !
Sweetie Des Arts a alors passé la tête par la porte pour demander à Sam si elle pouvait lui emprunter la clé de la réserve. Elle était à court d’huile. Arlène m’a fait un signe de la main en passant. Je me suis demandé si Dennis Pettibone était venu, finalement. J’avais été si absorbée par mes propres problèmes que je n’avais pas fait attention. Quand la porte s’est refermée derrière Sweetie, le silence a semblé s’abattre sur la petite pièce comme une dalle sur un tombeau.
— Et qu’est-ce que ce vampire venait faire dans votre cour ? a demandé Jay Marriot avec impatience. Au beau milieu de la nuit, qui plus est ?
Je me suis retenue de lui répliquer que ce n’était pas ses oignons. Sam me caressait doucement le bras, comme pour m’apaiser.
— Pour un vampire, ça n’a rien d’extraordinaire. C’est le jour qu’ils dorment, lui ai-je calmement expliqué. Et le vampire en question logeait dans la maison voisine de la mienne.
C’était ce qu’on avait raconté aux flics, du moins.
— J’imagine qu’il a entendu du bruit dans ma cour alors qu’il était à proximité et qu’il est venu voir ce que c’était.
— Nous ignorons comment Jeff est arrivé chez vous, a repris Justine Marriot. Où est sa voiture ?
— Je ne sais pas.
— Et il y avait la carte d’une secte dans son portefeuille ?
— Oui. Une carte de membre de la Confrérie du Soleil.
— Mais Jeff n’avait rien contre les vampires ! s’est écrié Jay. Je suis son jumeau : je l’aurais su, s’il avait éprouvé une telle haine à leur égard. Tout ça n’a aucun sens.
— Il a donné un faux nom et une fausse adresse à une des clientes du bar, lui ai-je dit, avec autant de délicatesse que possible.
— Et alors ? Il n’était que de passage ici. J’aurais préféré ne pas avoir à dire ça devant ma mère, mais il n’est pas rare que les hommes racontent des bobards aux femmes qu’ils rencontrent dans les bars. Et ça ne date pas d’hier.
Je ne pouvais pas lui donner tort. Quoique Chez Merlotte soit avant tout fréquenté par les gens du coin, j’avais entendu plus d’un mec de passage raconter des salades à qui voulait l’entendre.
— Où a-t-on trouvé son portefeuille ? s’est enquise Justine.
Elle me regardait avec des yeux de chien battu. Ça me rendait malade.
— Dans la poche de sa veste.
Jay s’est levé d’un bond et a commencé à faire les cent pas. Dans le bureau exigu de Sam, il tournait en rond comme un lion en cage.
— Et voilà ! s’est-il exclamé, de plus en plus agité. Ça non plus, ça ne lui ressemble pas du tout ! Jeff mettait son portefeuille dans la poche arrière de son jean, comme moi. Nous n’avons jamais mis notre portefeuille dans notre veste.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Ce que je veux dire, c’est que je suis sûr que ce n’est pas Jeff qui a fait ça. Après tout, ces gens à la station-service ont très bien pu se tromper.
— Quelqu’un de la station l’a vu acheter un jerrican d’essence ? s’est étonné Sam.
Justine a tressailli comme si on venait de la gifler. Son menton tremblotait.
Et moi qui commençais à me demander si les soupçons des Marriot n’étaient pas fondés ! Avec une preuve aussi irréfutable, l’enquête était bouclée. C’est alors que le téléphone a sonné. Tout le monde a sursauté. Sam a répondu :
— Chez Merlotte, bonsoir.
J’ai admiré son calme. Il a écouté un moment ce qu’on lui disait, puis il a raccroché.
— On a retrouvé la voiture de votre frère, a-t-il annoncé en se tournant vers Jay Marriot. Elle est garée dans un petit chemin, juste en face de l’allée qui conduit chez Sookie.
À ces mots, la dernière lueur d’espoir s’est éteinte dans l’œil larmoyant des Marriot. Je ne pouvais qu’en être désolée pour eux. Justine semblait avoir pris dix ans d’un coup, et Jay avait tout d’un type qui a perdu le sommeil et l’appétit depuis des jours entiers. Ils sont partis sans rien me demander de plus. À en juger par les quelques phrases qu’ils ont échangées, j’ai cru comprendre qu’ils comptaient aller voir la voiture de Jeff et demander aux flics la permission de récupérer les affaires personnelles qu’il aurait pu laisser à l’intérieur. À mon avis, ils allaient droit vers un refus, mais bon.
D’après Eric, le chemin en question – qui ne menait guère qu’à un malheureux affût pour la chasse au cerf – était précisément l’endroit qu’avait choisi Debbie Pelt pour planquer sa bagnole quand elle était venue me tirer dessus. Il ne me restait plus qu’à aller y mettre une pancarte : « Pour liquider Sookie Stackhouse, garez-vous ici. »
Sam n’a pas tardé à revenir, en se balançant sur ses béquilles. Il avait raccompagné les Marriot à la porte. Il s’est appuyé sur le bord du bureau, à côté de moi, et il a posé ses béquilles un peu plus loin. Puis il m’a enlacée. J’ai noué mes bras autour de sa taille. Il m’a serrée contre lui et, pendant une merveilleuse minute, j’ai goûté un moment de paix absolue. Sa chaleur, si humaine, me réconfortait. Et pas seulement physiquement : je savais qu’il éprouvait une affection sincère pour moi, et ça me faisait, moralement, un bien fou.
— Ta jambe te fait mal ? lui ai-je demandé, en le sentant s’agiter nerveusement.
— Pas ma jambe, non.
Je l’ai regardé, perplexe. Il avait l’air crispé. Et, soudain, j’ai senti – au sens propre – ce qui le perturbait. J’ai piqué un fard magistral. Mais je ne l’ai pas repoussé pour autant. Je n’avais pas envie de mettre fin à ce fabuleux bien-être qui m’envahissait, au simple bonheur de me sentir proche de quelqu’un – non, proche de Sam. Quand il a vu que je ne m’écartais pas, Sam s’est lentement penché vers moi, me laissant tout le temps de réagir pour éviter ce qui n’allait pas manquer d’arriver. Ses lèvres ont effleuré les miennes, une fois, deux fois. Puis il s’est décidé à m’embrasser vraiment et... à fond.
Oh ! Que c’était bon ! Avec la visite des Marriot, j’avais navigué entre «polar » et «mélodrame ». Maintenant, je m’approchais à grands pas de la collection «romantique », avec dérapage non contrôlé vers la section « érotisme »...
Nous étions pratiquement de la même taille, de sorte que je n’avais pas besoin de me tordre le cou pour lui rendre son baiser. Ses lèvres se sont faites plus pressantes et ont glissé dans mon cou. Il m’a légèrement mordue.
J’ai gémi. C’était plus fort que moi. Si j’avais eu le don de téléportation, je nous aurais immédiatement transférés dans un endroit plus intime. J’avais vaguement le sentiment qu’il y avait quelque chose de glauque à brûler de désir pour son patron dans un vulgaire bureau mal rangé, à l’arrière d’un bar. Mais il m’a embrassée de plus belle, et la température est encore montée d’un cran. Il y avait toujours eu une certaine attirance entre nous, et le feu qui couvait sous la braise venait tout simplement de s’embraser.
Je me débattais pour garder un minimum de lucidité. N’était-ce pas là le contrecoup de mon agression ratée ? Cet irrésistible besoin de se prouver qu’on existe après avoir frôlé la mort ? Et puis, il y avait la jambe de Sam : ne risquait-il pas de se blesser ?
Et si je lui déboutonnais sa chemise tout de suite ?
— Pas assez bien pour toi ici, a murmuré Sam à mon oreille.
Il s’est détaché de moi pour prendre ses béquilles, avant de me plaquer contre le bureau pour m’embrasser avec une ardeur décuplée.
— Sookie, je vais...
— Faire quoi ? a demandé une voix glaciale.
Si le choc m’a laissée complètement tétanisée, Sam, lui, est instantanément passé de l’ardeur à la fureur. En une fraction de seconde, jambe cassée ou non, il s’était retourné pour se ruer sur l’intrus.
Mon cœur battait comme un lapin affolé dans son clapier, et j’ai plaqué la main sur ma poitrine pour être bien sûre qu’il n’allait pas s’échapper. Avantagé par l’effet de surprise, Sam avait jeté Bill à terre et reculait déjà le bras pour lui flanquer son poing dans la figure. Mais, servi par sa taille et sa force surhumaine, Bill n’a eu aucun mal à inverser les rôles : Sam s’est retrouvé allongé sur le dos, un vampire au-dessus de lui, toutes canines dehors, les yeux brillants de rage assassine.
— Arrêtez !
Je n’avais pas crié trop fort, de peur que les clients ne déboulent du bar pour venir à la rescousse. Puis j’ai décidé de prendre les choses en main – littéralement : j’ai empoigné Bill par les cheveux et j’ai tiré de toutes mes forces. Dans le feu de l’action, Bill n’a songé qu’à se défendre. Il a jeté les bras en arrière, m’a attrapé les bras et a commencé à me tordre les poignets. Le souffle coupé, j’ai hoqueté de douleur. J’ai bien cru qu’il allait me casser les deux bras. Mais Sam en a profité pour lui balancer un crochet du droit. Les changelings n’ont peut-être pas la force d’un vampire, mais ils possèdent quand même une impressionnante puissance de frappe. Déstabilisé, Bill a basculé sur le côté. Il a aussi repris ses esprits. Réalisant ce qu’il était en train de faire, il m’a aussitôt lâchée, puis il s’est levé et s’est tourné vers moi d’un seul mouvement.
J’avais les larmes aux yeux, mais hors de question de jouer les éplorées. Pourtant, je suis sûre que j’avais tout de la fille qui se retient de pleurer.
— Comme ta voiture a brûlé, je suis venu te chercher, m’a expliqué Bill, tout en examinant les marques sur mes poignets endoloris. Je te jure que je voulais seulement te rendre service. Je te jure que je ne t’espionnais pas. Je te jure que je n’avais pas l’intention de te faire du mal.
Difficile de faire mieux, en matière d’excuses. De mon côté, je me réjouissais qu’il ait parlé le premier. Non seulement j’avais mal, mais j’étais affreusement gênée. Bill ne pouvait évidemment pas savoir que Nikkie m’avait prêté sa Malibu. J’aurais dû lui laisser un petit mot ou un message sur son répondeur pour l’en informer. Mais j’étais partie directement de chez moi, et ça ne m’avait même pas traversé l’esprit. En revanche, quelque chose venait bel et bien de me passer par la tête, quelque chose dont j’aurais dû me préoccuper depuis le début.
— Oh, Sam ! Mon Dieu, ta jambe ! Ta plaie ne s’est pas rouverte, j’espère ?
J’ai laissé Bill en plan pour me précipiter vers Sam. Je l’ai attrapé par les bras et j’ai tiré de toutes mes forces pour l’aider à se redresser. Je savais qu’il aurait préféré mourir sur place plutôt que d’accepter un coup de main de Bill. Finalement, non sans difficulté, je suis parvenue à le relever. Mais j’ai bien vu qu’il faisait attention à ne pas s’appuyer sur sa jambe. Je n’osais pas imaginer à quel point il souffrait.
Et sa souffrance n’était pas seulement physique. Je me suis vite rendu compte qu’il était terriblement vexé.
— Tu entres sans prévenir, sans même frapper ! a-t-il lancé à Bill. Alors, ne t’attends pas que je m’excuse de t’avoir sauté dessus !
Je n’avais jamais vu Sam se mettre dans un état pareil : il était dans une colère noire. Il faut dire que tout se conjuguait pour lui faire perdre son légendaire sang-froid : il s’en voulait de ne pas avoir su mieux me protéger et il était humilié que Bill ait dominé la situation, que j’aie dû venir à sa rescousse et que j’aie été blessée alors que je le défendais. Sans compter qu’il devait gérer le reflux de toutes les hormones qui étaient en train de lui bombarder le système au moment où Bill nous avait interrompus.
— Oh ! Non, non, je n’en demande pas tant, a rétorqué Bill, d’une voix si glaciale que j’ai eu la sensation que la température plongeait en chute libre, tout à coup.
J’aurais donné n’importe quoi pour être ailleurs. Je n’avais qu’une hâte : prendre ma voiture et rentrer chez moi. Ce que je ne pouvais pas faire, bien sûr.
Enfin, j’avais quand même un véhicule à ma disposition, c’était déjà ça. Et c’est ce que j’ai expliqué à Bill.
— Si je comprends bien, je me suis déplacé pour rien et vous auriez tout à fait pu poursuivre ce que vous aviez commencé sans être importunés, a-t-il conclu sèchement. Et où comptes-tu passer la nuit, Sookie, si je peux me permettre ? J’allais justement tacheter à dîner...
Bill ayant une sainte horreur de faire les courses, ç’aurait été un énorme effort de sa part, et il tenait à me le signifier – évidemment, il pouvait aussi avoir inventé ça sur le moment pour me culpabiliser.
— Je passe à la maison prendre quelques affaires et je file chez Jason, lui ai-je annoncé.
Bien qu’on ne puisse jamais savoir ce sur quoi on va tomber en débarquant chez mon frère à l’improviste, c’était la solution qui me paraissait la moins problématique.
— Merci de m’avoir hébergée la nuit dernière, Bill. J’imagine que tu as conduit Charles ici ? Dis-lui que s’il veut dormir chez moi, je pense que le... euh... « trou à rats » est opérationnel.
— Dis-le-lui toi-même : il est juste à côté, a-t-il rétorqué d’un ton franchement grognon, cette fois.
À l’évidence, Bill avait imaginé un tout autre scénario pour la soirée, et la tournure que prenaient les événements ne le réjouissait pas outre mesure.
Sam souffrait tellement – je pouvais voir le halo rougeâtre de la douleur qui émanait de lui – que je craignais qu’il ne craque d’un instant à l’autre. Il fallait à tout prix que j’aie vidé les lieux avant. C’était le plus grand service que je pouvais lui rendre. Je me suis donc contentée de lui lancer un laconique « À demain, Sam », avant de lui planter un petit baiser sur la joue.
Il a essayé de me sourire, sans grand succès. Je n’ai pas osé lui proposer mon aide pour regagner son mobile home. Bill étant toujours là, je tenais à ménager son amour-propre, déjà sévèrement malmené par l’épisode précédent. Pour l’heure, je savais que c’était tout ce qui lui importait. Même sa jambe cassée passait au second plan.
A son poste derrière le comptoir, Charles était déjà sur la brèche. Quand Bill lui a proposé de rester chez lui un jour de plus, il a accepté, déclinant mon offre sans états d’âme.
— Il faut d’abord vérifier que votre abri n’a pas été endommagé par l’incendie, Sookie, m’a-t-il expliqué. La moindre fissure mettrait en péril la sécurité de son occupant.
Je comprenais parfaitement son choix. Sans plus m’attarder – et sans un mot de plus pour Bill –, je suis donc montée dans la Malibu et j’ai pris la direction de la maison. J’avais laissé les fenêtres ouvertes toute la journée et l’abominable odeur de brûlé s’était presque entièrement dissipée. C’était une nette amélioration, en ce qui me concernait. Grâce à l’habile stratégie qu’avaient adoptée les pompiers et à l’inexpérience de mon pyromane, la majeure partie de la maison serait bientôt de nouveau habitable. J’avais déjà contacté un entrepreneur, Randall Shurtliff – je lui avais passé un coup de fil du bar au cours de la soirée –, et il m’avait promis de venir jeter un œil dès le lendemain. Terry devait commencer son travail de déblaiement en début de matinée. Il me faudrait d’abord mettre de côté tout ce que je voulais sauver du naufrage. En résumé, c’était un peu comme si j’avais deux boulots en même temps : le bar et la maison.
Rien que d’y penser, ça m’épuisait. J’ai soudain eu l’impression que toute la fatigue du monde me tombait sur les épaules. En plus, j’avais horriblement mal aux bras. J’allais avoir d’énormes bleus au réveil. Super ! Que le temps s’y prête ou pas, j’allais être abonnée aux manches longues pendant un moment. Armée d’une lampe torche que j’avais trouvée dans la boîte à gants de la Malibu, j’ai récupéré mon maquillage et quelques vêtements que j’ai fourrés dans un sac de sport. J’y ai aussi jeté deux livres de poche que je n’avais pas encore eu le temps de lire – des bouquins que j’avais rapportés de la bourse d’échange organisée à la bibliothèque. Par association d’idées, j’en suis venue à me demander si j’avais des films à rendre au vidéoclub. Non. Des bouquins à rapporter à la bibliothèque ? Oui. Mais il faudrait d’abord leur faire prendre un peu l’air. D’autres choses que j’aurais empruntées ? Non. Heureusement que j’avais emporté le tailleur de Nikkie chez le teinturier !
Inutile de refermer les fenêtres, puisque l’intérieur de la maison était, de toute façon, facilement accessible par la cuisine. Pourtant, quand j’ai franchi la porte d’entrée, je n’ai pas pu m’empêcher de la verrouiller. J’étais déjà sur Hummingbird Road lorsque je me suis rendu compte de l’absurdité de la chose. C’était vraiment un réflexe idiot. Je me suis prise à sourire. J’avais l’impression que ça faisait une éternité que ça ne m’était pas arrivé.